Produits issus du travail forcé – Décryptage du Règlement européen


A compter du 14 décembre 2027[1], les produits issus du travail forcé ne pourront plus être mis en circulation sur le marché de l’UE, aux termes du Règlement 2024/3015 du Parlement européen et du Conseil du 27 novembre 2024 relatif à l’interdiction des produits issus du travail forcé sur le marché de l’Union et modifiant la directive (UE) 2019/1937 (le « Règlement »).
Quelles sont les entreprises concernées ?
Le Règlement adopte une approche par produit, et s’applique indépendamment du secteur concerné[2]– dans une logique bien différente des instruments sectoriels de l’UE[3] – ou de la taille de l’entreprise. Il est donc susceptible d’être applicable sans effet de seuil.
La Commission élaborera toutefois des mesures d’accompagnement pour les micro, petites et moyennes entreprises (« PME ») qui ont des ressources limitées[4].
Quels sont les produits visés ?
L’interdiction des produits issus du travail forcé vise les produits pour lesquels il a été recouru au travail forcé et ce, sur l’ensemble du cycle de vie d’un produit – c’est à dire tous les stades de la production, de la fabrication, de la récolte, mais également de l’extraction de ces produits[5]. L’interdiction s’applique à tous les types de produits, et également à leurs composants[6].
De plus, et à la différence de la loi américaine adoptée en 2021[7], les produits de toute origine sont concernés, qu’ils aient été fabriqués au sein de l’UE, mis sur le marché de l’UE, mis à disposition sur le marché de l’UE ou bien exportés[8]. La mise à disposition sur le marché désigne « toute fourniture d’un produit destiné à être distribué, consommé ou utilisé sur le marché de l’Union dans le cadre d’une activité commerciale, à titre onéreux ou gratuit », tandis que la mise sur le marché vise la « première mise à disposition d’un produit sur le marché de l’Union »[9]. A noter que la vente à distance (dont la vente en ligne) entre dans le champ d’application du Règlement lorsque l’offre de vente cible des utilisateurs finals dans l’UE[10].
Qu’est-ce que le travail forcé ?
Le Règlement, en son article 2, reprend la définition de la convention n°29 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) qui définit le travail forcé comme « tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de plein gré »[11].
Que devront mettre en place les entreprises ?
Le Règlement indique expressément ne pas créer d’obligations liées au devoir de diligence supplémentaires pour les entreprises[12]. Pour autant, cette absence d’effet normatif reste en pratique relativement fictionnel dans la mesure où les entreprises devront être en mesure de démontrer que le risque de travail forcé est appréhendé par leurs procédures de diligence, notamment mises en œuvre au titre de la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (« CS3D »). D’autant que les autorités compétentes demanderont aux entreprises de fournir des informations sur les mesures prises pour prévenir et réduire les risques de travail forcé lors de la phase préliminaire des enquêtes[13] (développée ci-après).
Il s’agira donc de bien suivre les développements liés au projet de loi « Omnibus », dont l’objectif de simplification pourrait venir modifier le devoir de vigilance à l’échelle européenne.
La Commission publiera des lignes directrices comprenant notamment des orientations sur le devoir de diligence en matière de travail forcé au plus tard le 14 juin 2026[14]. Celles-ci s’appuieront[15] notamment sur les orientations sur le devoir de diligence pour les entreprises de l’UE face au risque de travail forcé dans leurs activités et chaînes d’approvisionnement publiées en juillet 2021[16]. Ces orientations peuvent renseigner sur certains indicateurs de risque du travail forcé. Par exemple, les entreprises sont invitées à porter une attention particulière à leurs activités dans des pays avec des programmes de travail orchestrés par l’Etat, ou encore dans des pays disposant de politiques et de programmes de travail en milieu carcéral. Il convient également d’être attentif aux risques liés aux travailleurs, et notamment l’emploi de travailleurs migrants en situation irrégulière, particulièrement exposés au risque de travail forcé[17].
Les lignes directrices de la Commission seront particulièrement importantes pour les PME. Du fait de leur taille, ces entreprises ne seront pas soumises à la CS3D ou à la loi française sur le devoir de vigilance[18], et parviendront moins facilement, en l’absence de programme de diligence raisonnable, à déceler le risque de travail forcé dans leur chaîne d’approvisionnement.
Outils mis en place par le Règlement
- Base de données sur les zones ou produits présentant des risques de travail forcé
Cette base de données créée par la Commission devra fournir des informations indicatives sur les risques de travail forcé dans des zones géographiques spécifiques ou concernant des produits ou groupes de produits spécifiques[19]. Elle visera en priorité à recenser les risques de travail forcé répandu et grave[20].
- Plateforme de signalement
La Commission mettra également en place un « point unique de communication d’informations», qui semble s’apparenter à une plateforme de signalement, où toute personne physique ou morale pourra communiquer des informations sur des violations alléguées du Règlement[21]. Pour être accueillies, ces informations devront être fondées, complètes et communiquées de bonne foi[22].
Les Etats membres doivent désigner une ou plusieurs autorités compétentes chargées d’exécuter les obligations établies par le Règlement[23].
Quels seront les pouvoirs des autorités de contrôle ?
- Approche fondée sur les risques
La Commission et les autorités compétentes utilisent une approche fondée sur les risques aux différents stades de la procédure[24]. Lorsqu’elles évaluent dans un premier temps la probabilité d’une violation des obligations du Règlement, elles se fondent sur les critères suivants : i) l’ampleur et la gravité du travail forcé ; ii) la quantité ou le volume de produits mis sur le marché ou mis à disposition sur le marché de l’UE ; iii) la proportion, dans le produit final, de la partie du produit suspectée d’être issue du travail forcé[25].
Les autorités compétentes auront la charge de la preuve de démontrer s’il y a eu recours au travail forcé[26]. Le législateur européen n’a ainsi pas suivi l’approche adoptée par la récente loi américaine[27] qui établit une « présomption réfutable », en vertu de laquelle toute marchandise extraite, produite ou fabriquée entièrement ou en partie dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang en Chine, ou par certaines entités, est produite au moyen du travail forcé, et ne peut dès lors être importée aux États-Unis en vertu de la section 19 U.S.C. § 1307.
- Phase préliminaire des enquêtes
La Commission et les autorités compétentes seront chargées de mener des enquêtes[28].
Lors de la phase préliminaire, l’autorité compétente demande à l’entreprise faisant l’objet de l’évaluation des informations sur ces procédures de diligence en matière de travail forcé dans ses activités et sa chaîne d’approvisionnement en ce qui concerne les produits soumis à évaluation[29].
Dans un délai de 30 jours, à compter du jour de réception de la demande, l’entreprise doit répondre à la demande de l’autorité et fournir les informations. A compter du jour de réception des informations, l’autorité conclut la phase préliminaire dans un délai de 30 jours[30].
Si la phase préliminaire lui permet de déterminer l’existence d’une préoccupation étayée de travail forcé, l’autorité ouvre une enquête[31].
Dans un délai de 3 jours à compter de la date de la décision d’ouverture de l’enquête, l’autorité compétente notifie à l’entreprise l’ouverture de l’enquête, l’informe des produits faisant l’objet de l’enquête, et lui indique ses droits de communiquer des informations[32].
Dans un délai de 30 à 60 jours[33], l’entreprise doit alors fournir les informations permettant d’identifier les produits faisant l’objet de l’enquête et éventuellement la partie du produit à laquelle l’enquête devrait se limiter. Elle précise également le fabricant, le producteur, le fournisseur, l’importateur ou l’exportateur de ces produits ou des parties de ceux-ci[34]. L’autorité compétente doit se concentrer « sur les opérateurs économiques faisant l’objet d’une enquête qui interviennent dans les étapes de la chaîne d’approvisionnement le plus près possible du point où le travail forcé est susceptible de survenir » et prend également en considération la taille des entreprises[35].
L’autorité peut recueillir toute information utile auprès de toute personne, réaliser des entretiens, et peut procéder à tous contrôles et inspections nécessaires (notamment sur le terrain)[36]. Il conviendra de voir si les ressources mobilisées seront à la hauteur des ambitieux pouvoirs d’enquête confiés aux autorités compétentes.
- Décisions visant à ordonner des mesures correctives
Dans un délai de 9 mois à compter de la date d’ouverture de l’enquête, l’autorité compétente doit clore l’enquête ou prendre une décision si elle constate une violation du Règlement[37]. Cette qualification peut également être adoptée en cas de mauvaise foi de l’entreprise, ou bien lorsque celle-ci a refusé de fournir ou n’a pas fourni les informations demandées[38]. Les entreprises sont ainsi invitées à coopérer avec les autorités compétentes.
Les pouvoirs des autorités de contrôle sont particulièrement larges lorsqu’elles constatent une violation du Règlement. En effet, celles-ci peuvent interdire la mise sur le marché, la mise à disposition ou l’exportation des produits concernés, enjoindre à l’entreprise de retirer les produits du marché de l’UE ou de mettre hors circuit des produits ou parties concernés[39].
Si la décision concerne des produits entrant sur le marché de l’UE ou quittant celui-ci, l’autorité compétente communique sa décision aux autorités douanières[40]. Ces décisions seront également disponibles sur le portail unique sur le travail forcé devant être créé par la Commission[41] – créant ici, en plus des mesures correctives expressément prévues par le Règlement, un risque réputationnel réel pour les entreprises.
À tout moment, l’entreprise peut demander le réexamen de la décision de l’autorité compétente principale[42]. Dans un délai de 30 jours ouvrables à compter de la date de réception de cette demande, l’autorité doit statuer sur la demande de réexamen[43]. L’autorité compétente retire sa décision pour l’avenir si l’entreprise montre s’être conformée à la décision et apporte la preuve de l’élimination du travail forcé dans ses activités ou dans sa chaîne d’approvisionnement[44].
Pour que les décisions prises par les autorités de contrôle ne restent pas lettre morte, les Etats membres devront déterminer des sanctions effectives, proportionnées et dissuasives applicables aux entreprises qui ne respecteraient pas ces décisions[45].
[1] Règlement, article 39.
[2] Règlement, §18 – p.4.
[3] A l’instar du Règlement européen contre la déforestation, ou du Règlement relatif aux batteries et aux déchets de batteries.
[4] Règlement, article 10.
[5] Règlement, §18 – p.4.
[6] Règlement, §18 – p.4.
[7] Uyghur Forced Labor Prevention Act.
[8] Règlement, Article 3, et §18 – p.4.
[9] Règlement, article 2.
[10] Règlement, article 4.
[11] OIT, C029 – Convention (n° 29) sur le travail forcé, 1930.
[12] Règlement, article 1er.
[13] Règlement, article 17.
[14] Règlement, article 11, a.
[15] Règlement, §36 – p.7.
[16] European Union External Action, Guidance on due diligence for EU businesses to address the risk of forced labour in their operations and supply chains, 12 juillet 2021.
[17] European Union External Action, Guidance on due diligence for EU businesses to address the risk of forced labour in their operations and supply chains, 12 juillet 2021.
[18] Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.
[19] Règlement, article 8.
[20] Règlement, article 8.
[21] Règlement, article 9.
[22] Règlement, article 9, 3.
[23] Règlement, article 5.
[24] Règlement, article 14, 1.
[25] Règlement, article 14, 2.
[26] Règlement, §47.
[27] Uyghur Forced Labor Prevention Act.
[28] La Commission agira comme autorité compétente principale si le travail forcé présumé a lieu hors UE, tandis que l’autorité compétente de l’Etat membre agit en tant qu’autorité compétente principale si le travail forcé présumé a lieu sur son territoire, en vertu de l’article 15 du Règlement.
[29] Ces informations peuvent être demandées à d’autres parties prenantes telles que les personnes ayant communiqué des informations (article 9), mais également aux personnes ayant un lien avec les produits ou zones évalués, ou encore au Service européen pour l’action extérieure et aux délégations dans les pays tiers concernés, en vertu de l’article 17 du Règlement.
[30] Règlement, article 17, 3.
[31] Règlement, article 17, 3.
[32] Règlement, article 18, 1.
[33] Règlement, article 18, 3 et 4 – ce délai peut être prolongé.
[34] Règlement, article 18, 3.
[35] Règlement, article 18, 3.
[36] Règlement, article 18, 5 et 6 ; article 19, 1.
[37] Règlement, article 20, 1.
[38] Règlement, article 20 a) à e) : L’autorité compétente principale peut également conclure à l’existence d’une préoccupation étayée si l’autorité compétente principale n’a pas demandé les informations requises ou si l’entreprise n’agit pas de bonne foi lorsqu’elle est soumise à une demande d’informations.
[39] Règlement, article 20.
[40] Règlement, article 26, 3.
[41] Règlement, article 12.
[42] Règlement, article 21, 1.
[43] Règlement, article 21, 2.
[44] Règlement, article 21, 3.
[45] Règlement, article 37.